thème : sexisme
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vendredi 2 novembre 2018 à 19h

Débat avec Sylvie Tissot « Gayfriendly »

Acceptation et contrôle de l'homosexualité à Paris et à New York

Que veut dire être gayfriendly ? Avoir des amis gais ? Soutenir le « mariage pour tous » ? Envisager sans effroi que sa fille devienne lesbienne ? Sortir dans des bars gais et même renouveler ses propres pratiques sexuelles ? Il n'y a pas de « bonne » gayfriendliness, mais des attitudes différentes, en France et aux Etats-Unis, variables selon les âges, le sexe et les parcours de vie. L'acceptation de l'homosexualité, qui progresse indéniablement, n'est pas non plus réservée aux plus riches : ces derniers l'ont plutôt intégrée au sein d'une morale de classe qui leur permet de se distinguer des pauvres, des habitants des banlieues ou encore des populations racisées. Interviewer des hétérosexuels de milieu aisé montre que, dans des espaces de tolérance et de mixité comme le Marais à Paris et Park Slope à Brooklyn, le contrôle n'a pas disparu : la sympathie s'exprime avant tout en direction de gays et de lesbiennes de même statut socioéconomique, qui manifestent leur envie de couple et de famille, et mettent en sourdine tout autre revendication. La gayfriendliness a donc fait reculer la violence et les discriminations ; elle accompagne aussi l'invention, par les femmes surtout, de modes de vie moins conventionnels. Pourtant, si elle a mis fin à certains préjugés, elle ne s'est pas encore complètement affranchie de ce qui reste un élément structurant de nos sociétés : la domination hétérosexuelle. C'est ce qu'analyse Sylvie Tissot dans son nouveau livre, qui sort le 31 octobre, et dont nous publions ici le début de l'introduction.
Nous vous invitons également au débat organisé par la librairie la Petite Egypte autour du livre vendredi 2 novembre à 19h.

Début de l'introduction

Rares sont les victoires que le camp progressiste peut se targuer d'avoir remportées ces dernières années. Les politiques néolibérales rencontrent toujours des résistances, qui ne freinent toutefois pas le démantèlement de l'État social et encore moins le creusement des inégalités. Les États édifient des murs et consolident des frontières toujours plus meurtrières tandis que des dirigeants d'extrême droite arrivent au pouvoir en Hongrie, en Turquie, ou encore aux États-Unis.

Dans ce contexte sombre du début du XXIe siècle, une cause semble avoir progressé : celle des gays et des lesbiennes. L'ouverture du mariage aux couples de même sexe n'est-elle pas d'ailleurs une des rares promesses de campagne tenue par François Hollande, le président socialiste élu en 2012 ? Bien avant la France et le vote de la loi Taubira en 2013, de nombreux autres pays dans le monde avaient acté la reconnaissance de l'homosexualité que marque l'accès au mariage.

L'état des lieux n'est pourtant pas aisé à établir. Car à côté de ces progrès dans la conquête de droits, la répression n'a pas cessé. Elle s'abat même de plus en plus ouvertement dans des pays où l'homosexualité, parfois passible de peine de mort, est lourdement pénalisée [1]. Un Occident plus progressiste contre des régions du monde « en retard » ? Cette vision est répandue, qui oppose grossièrement les zones du progressisme sexuel et celles de l'obscurantisme, notamment religieux.

En réalité, l'homophobie n'a pas disparu « chez nous », en témoigne la vigueur du mouvement « Manif pour tous », né en 2012 en opposition à la loi Taubira [2]. Pour tenter de mieux évaluer les progrès de l'acceptation et ses limites, des enquêtes sur l'homophobie, ses ressorts et les lieux où elle sévit sont plus que jamais nécessaires. Ce n'est pourtant pas la voie que j'ai suivie puisque ce livre est consacré à des espaces dont les habitants cultivent la tolérance.

Dans certains quartiers comme ceux où j'ai mené mon enquête, à Paris et à New York, la haine des gays et des lesbiennes semble être une attitude proscrite, relevant d'une histoire ancienne. De nombreux hétérosexuels et hétérosexuelles habitent le Marais, « quartier gai » de Paris, et Park Slope à Brooklyn, connu pour les lesbiennes qui y vivent depuis plusieurs décennies maintenant [3]. La présence de gays et de lesbiennes parmi leurs amis, collègues et voisins s'est banalisée, et le soutien au mariage des couples de même sexe est souvent évident, voire enthousiaste.

Bref : ces hétéros sont gayfriendly, vocable formé à partir des mots anglais gay, homosexuel, et friend, ami.

En utilisant ce mot, il ne s'agit pas seulement de se réapproprier celui qui est employé, aux États-Unis et de plus en plus en France, par les personnes concernées, mais aussi de prendre pour objet une attitude particulière, positive, et plus encore faite de « sympathie ». Pourquoi lui consacrer un livre plutôt que tout simplement prendre acte des progrès accomplis ? Parce que la gayfriendliness, le fait d'être gayfriendly, ne marque pas une étape aisément repérable dans la progression supposée inéluctable des droits et de l'égalité. Elle désigne une manière d'envisager l'homosexualité qui nous en dit autant sur la place des gays et des lesbiennes dans la société d'aujourd'hui que sur le groupe qui s'en fait le défenseur : des hétérosexuels richement dotés en capital culturel et économique, habitant des quartiers aujourd'hui gentrifiés où s'est regroupée, à partir des années 1980, une importante population gaie.

Ces propriétés sociales déterminent la manière dont ils regardent les gays et les lesbiennes, sélectionnent ceux et celles qu'ils veulent fréquenter, et comment ils interagissent avec eux. Elles expliquent aussi que leurs vues se sont imposées dans l'espace public, au détriment des formes d'acceptation qui existent chez d'autres groupes sociaux et qui restent largement invisibles.

Pour résumer, j'ai estimé que la gayfriendliness méritait une étude en soi, tant elle prend des formes ambivalentes et plurielles, construites à partir de prises de position plus ou moins positives vis-à-vis de l'homosexualité et d'une proximité variable avec des gays et des lesbiennes [4].

Ce livre n'est pas une charge contre des hétéros « hypocrites », chez qui il s'agirait de débusquer une homophobie cachée. Il examine une norme sociale construite par et pour des dominants qui a, néanmoins, profondément redéfini la place des gays et des lesbiennes dans la société. Elle a fait reculer l'homophobie en en faisant un stigmate ; mais, reposant sur certains présupposés et certaines exigences, elle n'y a pas mis fin.

Suite de l'introduction à paraître.

P.-S.

L'ouvrage Gayfriendly est publié par les éditions Raisons d'agir.

Références citées :

  • Beck, François, Jean-Marie Firdion, Stéphane Legleye et Marie-Ange Schiltz. 2010. Les minorités sexuelles face au risque suicidaire. Acquis des sciences sociales et perspectives, Saint-Denis : Inpes.
  • Herek, Gregory M. 2009. « Hate crimes and stigma-related experiences among sexual minority adults in the United States : Prevalence estimates from a national probability sample. » Journal of Interpersonal Violence 24 : 54-74.
  • Rault, Wilfried. 2016. « Les attitudes « gayfriendly » en France : entre appartenances sociales, trajectoires familiales et biographies sexuelles. » Actes de la recherche en sciences sociales (213) : 38-65.

Lien : https://paris.demosphere.net/rv/65162
Source : http://lmsi.net/Gayfriendly