thème : international
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jeudi 22 septembre 2016 à 19h30

Rencontre avec Lyonel Trouillot

Ce jeudi 22 septembre, La Générale accueille Lyonel Trouillot, auteur, romancier et poète haïtien, parmi les plus estimés aussi bien en Haïti, en France que dans les nombreux pays où son oeuvre est traduite et étudiée. Il est l'une des voix les plus originales que l'on puisse entendre ces temps-ci, particulièrement lorsque, en tant qu'intellectuel engagé, il analyse de manière subtile mais sans illusion le bal tragique des intérêts internationaux qui tournoient autour de son pays depuis sa naissance et particulièrement depuis le drame du séisme de 2010.

A l'occasion de son passage à Paris, nous proposons à son public parisien ainsi qu'à ceux qui veulent tout simplement entendre sa voix et découvrir son oeuvre de venir le rencontrer dans le cadre informel et détendu de La Générale.

  • 19h30 : ouverture des portes.
  • 20h00 : Lectures, puis débat avec l'auteur.

Entrée libre!

Un petit mot comme mise en bouche :

swissinfo.ch: Une citation de Cioran: «On n'habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c'est cela et rien d'autre»… D'accord, pas d'accord?

L.T.: Je ne suis pas du tout d'accord avec ça. C'est une sorte de bavardage, de ronron qui est inscrit dans un fétichisme de la langue. J'écris en français, mais mon pays s'appelle Haïti, avec des gens qui y vivent dans de très mauvaises conditions, et cela m'interpelle beaucoup plus que la langue française.

Et puis, il faut arrêter: on est écrivain au moment où on écrit. Quand on n'écrit pas, on est un citoyen. Il y a deux fétichismes dans ce genre d'énoncé qui m'agacent profondément: le fétichisme de la langue et celui du statut d'écrivain. Au moment où je vous parle, là, je ne suis pas un écrivain, mais un citoyen qui essaie de dire des choses plus ou moins intelligentes, plus ou moins utiles!

Un petit texte d'actualité pour nous français :

« Mon ami ne descend pas dans la rue. Une fois peut-être. Quand des gens aux manières et aux origines douteuses se sont trop approchés du pouvoir. A cette occasion, mon ami s'est dit : on ne va quand même pas être dirigé par ces gens-là.

Mon ami se précipite chez lui. On annonce des manifs. Il y aura des voyous dans les rues. Mais, si on leur a volé leurs votes, ils ont bien le droit de gueuler, de manifester, non ? Mon ami n'entend pas la question. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il ne veut pas être dans les rues. Mais les élections, la démocratie ! On a quand même dit à ces gens que la solution, c'est le vote, la panacée, la démocratie formelle ! S'ils se sentent trompés, n'ont-ils pas le droit de le crier ? Mon ami devient alors philosophe, pragmatique, fataliste, anglophone : « As a matter of fact… » en pensant à sa petite auto, son petit jardin, sa petite femme, ses beaux enfants. « Bah, tout le monde sait bien que tout est mensonge. »

Mon ami aime la paix et l'ordre. Il est parfois journaliste, et il pose une question perverse: À l'appel des syndicats, il y aura une grève générale, cela implique pneus enflammés et patati. La police assurera-t-elle la sécurité ? Mon ami a trouvé ça tout seul. Qu'un appel à la grève implique des pneus enflammés. Que revendications = violence, désordre. Mon ami veut communiquer sa peur aux autres. Il y aura grève. Attendons-nous au pire. Sainte police, protège-nous des voyous qui nous menacent. Mon ami n'utilise pas les transports publics. Un minimum de confort lui est assuré et sa reproduction sociale n'est pas menacée. Un gréviste, pour lui, n'est rien qu'un emmerdeur qui brûle des pneus et lance des pierres.

Mon ami a sa théorie sur le développement et la vie en société : la paix et l'ordre. Il a un emploi dans cet ordre qui laisse les autres sans emploi. Il a un toit dans cet ordre qui laisse les autres sans toit. Souvent sans pain. Il n'a pas de préjugés mais il regrette l'époque où « tout le monde se connaissait : Saint-Louis et Saint-Martial, Sainte-Rose de Lima et Sacré-Cœur. Que c'était beau ! Et le volley au Collège Saint-Pierre… Et les bals de salon… Port-au-Prince n'était pas ce monstre. Il n'est pas contre le vote. Mais cela dépend de qui vote et pour qui il vote. « Tu comprends, même quand untel aurait gagné, il fait tellement peur » A qui ? Mon ami ne se pose pas la question. Il ne la comprend pas.

Mon ami ne sait pas ou fait semblant de ne pas savoir que c'est sur sa lâcheté et son conformisme, sur son incapacité d'endosser une cause plus grande que son misérable confort, sur sa petitesse qui l'empêche de dire : ceci n'est pas juste, c'est donc inacceptable, que reposent le mensonge et la crapulerie qui maintiennent cet ordre et cette paix qui excluent et tuent et abandonnent la majorité à la misère et l'indignité.

Mon ami n'a pas lu le poème de Nazim Hikmet « La plus étrange des créatures ». « Tu es terrifiant, mon frère, comme la bouche d'un volcan éteint… S'il y a tant de misère sur terre, c'est grâce à toi, mon frère… Irai-je jusqu'à dire que c'est de ta faute, non. Mais tu y es pour beaucoup, mon frère. »

De quelle mascarade mon ami se rendra-t-il coupable aujourd'hui en se terrant dans son silence ? »

Lien : https://paris.demosphere.net/rv/49499
Source : http://www.lagenerale.fr/?p=7766