thème : international
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vendredi 6 décembre 2013 à 20h

« Severiano de Heredia, oublié de l'histoire »

  • 20h : Repas cubain : Pollo a la naranja, platana, congri, ensalada, dulces (prix de 6 à 10€ pour le financement de ce lieu associatif)
  • 21h : rencontre-débat avec Paul Estrade, professeur émérite à Paris VIII, Saint-Denis, spécialiste de l'histoire de l'Amérique latine contemporaine , dont le livre « Severiano de Heredia, ce mulâtre cubain que Paris fit « maire » et la République, ministre » a sorti de l'oubli où la culture colonialiste l'a plongé, le premier homme de couleur a avoir présidé le Conseil de Paris (« maire » de Paris) et occupé des fonctions ministérielles en France et sans doute en Europe sous la IIIe République.
  • Point info sur les Amériques : Retour avec Alerte Honduras sur la situation au Honduras après des élections générales marquées par la fraude électorale le 24 novembre 2014 alors que LIBRE appelle le peuple à descendre pacifiquement dans la rue pour défendre la démocratie et exiger un nouveau décompte des suffrages. Célébration des 2 ans de la CELAC (Communauté des Etats LatinoAméricains et Caribéens), aperçu du bilan de l'année de Présidence cubaine de la CELAC.

Soirée animée par Roxana, El Otro Correo/Rencontres avec des Peuples en Lutte/ ACCA /Sortir du Colonialisme

Tribunes - le 22 Novembre 2013

D'où vient ce vieux fond raciste tenace dans notre pays ?


Non à la « bananisation » des esprits, le racisme ne passera pas !

Par Paul estrade, Professeur honoraire des Universités

Sans doute est-il nécessaire de rappeler que la IIIe République, dans sa phase ascendante, a eu un ministre noir : Severiano de Heredia (1836-1901), un mulâtre cubain que Paris avait fait « maire » quelques années plus tôt. Cet Heredia-là, proche parent du poète parnassien José Maria de Heredia, avait présidé, en effet, le conseil municipal de la capitale en 1879-1880. Élu député radical (gauche radicale) du quartier des Ternes en 1881, réélu en 1885, il devint ministre des Travaux publics en 1887. Il a été, à notre connaissance, le premier ministre noir de la République et le premier, et le seul, maire noir de Paris.

Force est de constater que cette exception, quoique notoire, est rarement mentionnée. Severiano de Heredia fut célèbre en son temps : talentueux, cultivé, reconnu et apprécié. Ce n'est pas une quelconque incompétence ou une défaillance personnelle qui peut expliquer son brutal discrédit et son effacement total. Monté très (trop ?) haut dans l'échelle du pouvoir politique, il en est redescendu très vite, vilipendé par la presse raciste, abandonné par la bourgeoisie colonialiste, rejeté, oublié, occulté. Peut-être l'attribution prochaine de son nom à une rue de Paris contribuera-t-elle à le réhabiliter, du moins à le sortir de l'ombre.

Il ne fait guère de doute que « le Nègre de l'Élysée », comme le qualifiait perfidement l'acerbe Rochefort en 1887, a été une victime, non point collatérale mais ciblée, de la politique de conquêtes et de colonisation entreprise par le gouvernement français à ce moment-là, puis, la victime de la persistance, des décennies durant, d'un état d'esprit colonialiste que la décolonisation officielle est loin d'avoir éradiqué. Il suffira de rappeler qu'en 1884-1885 la conférence de Berlin a décidé le dépeçage de l'Afrique entre puissances coloniales, et qu'elle a réservé à la France, sous couvert de civilisation des races inférieures, la colonisation de l'Afrique noire occidentale. Il suffira aussi de rappeler qu'en septembre 1887, quand Severiano de Heredia est au gouvernement, 19 Africains, des Achantis, sont traînés et exposés au Jardin d'acclimatation comme autant de curiosités zoologiques équatoriales. Comment pouvait-on imaginer un ministre « de couleur », un descendant d'esclaves, incarner une telle politique dont il sapait les fondements par son seul exemple ?

Les raisons pour lesquelles l'extrême droite raciste se déchaîne contre la garde des Sceaux radicale Christiane Taubira sont évidemment bien différentes de celles qui ont prévalu pour abattre Severiano de Heredia. Mais le langage employé, les comparaisons suggérées relèvent du même affligeant discours, odieux dans sa bassesse.

Aujourd'hui, après d'autres voix, c'est Minute qui traite Christiane Taubira de guenon. Hier c'était le Scandale qui se gaussait de la démarche simiesque de Severiano de Heredia. C'était en octobre 1883, celui-ci n'était pas encore ministre. Mais, jugeant qu'il gênait déjà, un journaliste dont il vaut mieux taire l'identité le décrivait comme suit : « Un homme si bien coté dans les sphères gouvernantes mérite d'être mieux connu du public. Physiquement, M. de Heredia est un homme d'une taille au-dessus de la moyenne. (…) Son teint, non, sa peau huileuse a la couleur d'une prune d'Agen de premier choix, et son visage ovale n'a rien qui permette de pousser la comparaison, mais pas au point de déduire qu'il travaille ordinairement pour des prunes. (…) Chevelure plate, tête pointue, épaules serrées, tels sont les signes particuliers de ce métis, qui, lorsqu'il marche, toujours lentement et gravement, se sert à peine des articulations des genoux. L'expression est tout à la fois féline et simiesque (…). Au moral, c'est un habile, servi par une intelligence ordinaire, une ténacité remarquable, et un capital assez important, dont il a jeté quelques miettes dans les caisses de la presse pudibonde, juste assez pour récolter les flatteries des reptiles et obtenir le silence des purs. Né à La Havane, d'un juif allemand et d'une négresse, il apporte toutes les finesses de ces deux races, dans la poursuite de ses projets ; mais ses qualités personnelles n'équilibrent pas ses vices ataviques ; le manque de mesure du sauvage et l'excès de cupidité du fils d'Israël causeront bien des malheurs à ce produit de la France maçonnique internationale. »

Vous pensez bien que, nanti d'un maroquin, « le ministre chocolat » (tiens ! Banania, la banane !) a essuyé les quolibets les plus abjects. « Ce n'est pas dans un cabinet républicain que ce Nègre a sa place marquée : c'est à la devanture de l'horloger du boulevard Saint-Denis, avec une pendule dans le ventre », était-il écrit dans un éditorial de l'Intransigeant.

Face à ces attaques, Severiano de Heredia a observé une sérénité et une dignité remarquables. Madame Taubira, une grande dame, agit de même. Ce qui pose problème, à la fin du XIXe siècle comme au début du XXIe, c'est la nature, la vivacité et l'ampleur des réactions des contemporains : la solidarité gouvernementale, l'émotion populaire. Heredia n'en a pas bénéficié. Le courant colonialiste, Jules Ferry s'en étant fait le porte-parole, était en plein essor. Christiane Taubira a reçu l'ovation de la majorité de gauche de l'Assemblée nationale. Mais il a fallu qu'une puissante indignation monte du pays pour que les autorités de l'État, qui en ont le devoir et le pouvoir, s'engagent enfin à passer des paroles aux actes.

Dans le sursaut citoyen, auquel appelle le Front de gauche en invitant à la marche du 1er décembre pour une « révolution fiscale et sociale », la « révolution humaniste et morale » ne saurait faire défaut. Non à la « bananisation » des esprits. Le racisme ne passera pas.

(1) Auteur de Severiano de Heredia, ce mulâtre cubain 
que Paris fit maire, et la République, ministre.

Paul Estrade

Lien : https://paris.demosphere.net/rv/29707
Source : http://www.cl-aligre.org/spip/spip.php?articl...