mercredi 15 février 2012 à 19h30
Débat avec Emmanuel Blanchard
La police parisienne et les Algériens (1944-1962)
https://paris.demosphere.net/rv/19727
Organisé par l'association Les Oranges
Une nouvelle génération d'historiens français produit désormais de remarquables travaux sur la police au fur et à mesure que s'ouvrent les archives à leur curiosité. Ils combattent bien de nos préjugés liés au traumatisme mémoriel d'épisodes tragiques en faisant appel à une raison refroidie destinée à l'emporter sur la braise de nos émotions enfouies. Le pari n'est pas toujours facile à tenir surtout quand il s'agit de louvoyer parmi les séquelles encore vivaces de la guerre d'Algérie et de l'art d'assurer le « maintien de l'ordre » dans la capitale au cours des convulsions de la 4e République agonisante et de la 5e naissante. C'est que le traumatisme du 17 octobre 1961 fait toujours écran. Or Emmanuel Blanchard, aidé de la boîte à outils bien huilée de la science politique (C. Tilly, M. Offerlé, M. Dobry, J-P. Brodeur, F. Jobard) et de la sociologie des métiers policiers (D. Monjardet) entend renouveler la perspective d'une configuration historique dont il a fouillé les moindres dimensions à l'aide d'un stock important d'archives écrites et orales (p. 416-424). Plus qu'un simple cadrage policier du problème nord-africain, son objectif est de donner à comprendre comment les Français Musulmans d'Algérie (FMA), saisis dans leur relationnel avec les forces de l'ordre, auraient en quelque sorte coproduit une modalité originale de policing, dans une configuration historique ayant ouvert la porte à la possibilité d'un massacre d'État en situation coloniale (sic). Cette horreur plane toujours à l'horizon de l'ouvrage, le lecteur pressentant qu'elle constituera le punctum de l'opus. Le dernier chapitre élucide en effet les déterminants immédiats de la carte blanche donnée au préfet Papon. Mais la véritable nouveauté de l'ouvrage ne tient pas vraiment dans cette énième visite guidée de la « bataille de Paris ».
Son mérite essentiel tient en sa faculté à se tenir à bonne distance d'une analyse événementielle de la police (ce qui est arrivé en octobre 1961 est un accident de l'histoire qui ne se répétera pas) et de son symétrique, une lecture consistant à essentialiser l'institution à partir d'un cas de massacre ayant vocation à se répéter dans n'importe quel contexte, comme on en trouvait l'insinuation dans la thèse d'Alain Dewerpe. Elle consiste plutôt à nous frayer un chemin dans l'enchevêtrement des événements qui y ont conduit, en nous montrant et expliquant la complexité du travail et des contraintes du maintien de l'ordre dans une époque particulièrement mouvementée. La leçon en est à vrai dire assez renversante : si les causes de la réduction d'une politique d'immigration à une logique de pure action policière furent multiples, elles ne peuvent pas être expliquées comme une crise policière, pour la simple raison que l'institution est toujours restée dans ses frontières sectorielles, et ne s'est jamais affranchie par elle-même du cadre politique fixé par les donneurs d'ordre politiques, y compris le nouveau chef de l'État en 1958. Contrairement à ce qu'a bien voulu soutenir François Mauriac, ni De Gaulle ni les Français n'ont jamais subi une police qui, telle une armée d'occupation, leur aurait imposé des violences illégitimes selon son bon vouloir. Et c'est le très grand mérite d'Emmanuel Blanchard de montrer comment, dans la configuration coloniale de l'époque et hors des stricts temps d'exception, survécurent les mécanismes de compartimentage de l'action policière et s'insinuèrent néanmoins dans leurs rangs des mécanismes d'affranchissement du droit et de recours déviant à la force à l'encontre des populations examinées. Cela dit, inférer des pratiques policières de l'époque des traits culturels spécifiques et durables de racisme antimaghrébin, des propensions particulière à la violence quotidienne à leur encontre, outre des tentations politiques permanentes de recourir à l'état d'urgence comme ce fut le cas à l'automne 2005, serait commettre de graves contresens, et au final préférer ne pas vraiment vouloir comprendre.
De 1944 à 1947, les discours politiques triomphalistes sur « l'Algérie française » exigent que des faits soient mis en conformité avec les actes juridiques, car en pratique, le nouveau statut donné aux Algériens les place à égalité de droits avec les Français. Les services de renseignements sont décapités et peinent à se reconstruire. La Brigade nord africaine (BNA) insérée dans l'ancien Service d'assistance aux indigènes nord-africains de la P.P. (SAINA) depuis les années 1920, a été dissoute en 1945, ce qui aurait peut-être privé les forces de police d'une arme traditionnelle « d'encadrement social » de l'émigration coloniale. Les forces de police de la P.P. ont beau dénier au quotidien qu'une vraie citoyenneté put être accordée aux FMA, certaines d'entre elles cherchent toujours à retrouver une dimension importante du périmètre de leur action, l'assistance humanitaire ou compassionnelle aux populations d'outre-mer, qui sont, qu'on le veuille ou non, des dimensions toujours déterminantes de contrôle social policier. Or, s'interroge l'auteur, la décision politique de dissolution assumée par Adrien Texier, aussi cohérente aurait-elle été, n'allait-elle pas faire perdre à la P.P., orpheline de services spécialisés, de ses anciennes capacités de surveillance des nationalistes algériens ?
À la faveur de coalitions politiques donnant aux préfets de police se succédant à un rythme frénétique une sorte de « chèque en gris » permanent, la reprise en main de la « population algérienne » ne va pas tarder à se reconstituer le long des années 1947-1956. Toute une palette d'innovations et d'adaptations d'une police des citoyens colonisés se met rapidement en place. Elle se cristallise autour d'un nouveau gibier, le citoyen diminué - un qualificatif utilisé par des élus communistes de l'époque -, c'est-à-dire une clientèle qui remplace celle de l'indigène. Une vaste panoplie d'instruments et de pratiques recyclées d'entrave et de contrôle de la circulation dans l'espace public se met en place à la jonction d'une police des étrangers et d'une police des indésirables : procédures d'éloignement, assignations à résidence, rapatriement et renvoi des « oisifs » et des « inaptes » repoussent « le problème nord-africain » de l'espace public parisien aux périphéries de la capitale pour mieux le camoufler. Internement et bannissement dans des camps deviennent progressivement des pratiques policières routinières. Les battues et les rondes, les rafles surtout, toutes ces procédures sur réquisitions (que l'on désignerait aujourd'hui comme autant d'opérations coups de poing) sont à l'époque monnaie courante, tandis que se multiplient les tactiques de harcèlements individuels et de ratissages jusque dans les lieux de sociabilité privés. Se déploient de nombreuses arrestations au faciès pratiquées par une police conçue par la préfecture comme « spectacle », dont certains agents sont de plus en plus nerveux et habités par du ressentiment vindicatif. Il faut bien comprendre que la résistance algérienne s'est elle-même progressivement organisée contre le harcèlement des forces de police, celles-ci n'affrontant plus des populations soumises et passives. Certaines fractions du Parti du Peuple Algérien, sous sa façade légale et électorale de PPA-MLTD, de plus en plus politisées, refusent en effet ouvertement d'obtempérer et provoquent des escarmouches quotidiennes, ce qui oblige les commissaires à faire preuve de discernement dans le maniement d'un maintien de l'ordre qui ajuste ses techniques aux diverses manifestations de l'insécurité de l'époque, avec la bienveillance d'une justice fermant volontiers les yeux. Les pages 117-151 s'attardent à faire parler des archives en illustrant notamment deux épisodes révélateurs du climat de tension qui s'est installé de part et d'autre lors de la prétendue « émeute algérienne » de la place de la Nation du 14 juillet 1953, et de celle de la Goutte d'Or du 30 juillet 1955.
- 1 À noter en complément des archives de presse consultées par l'auteur, l'étude des représentations (...)
La P.P. n'a jamais renoncé à son action traditionnelle d'encadrement social de populations en réactivant des dispositifs anciens. Elle cherche alors à enrôler à sa cause des conseillers sociaux pour tester le loyalisme des travailleurs algériens dont ces derniers pouvaient ou non favoriser l'embauche. Ancêtres directs des futurs « conseillers techniques aux affaires musulmanes » (CTAM) créés en 1958, ils jouèrent un rôle important auprès des RG. Dès 1951, le préfet de police Jean Baylot recrée par ailleurs une brigade des agressions de violences (BAV) à visée répressive explicitement ethnique. Cette « petite criminelle » enquête officiellement sur des meurtres commis par des Algériens, mais en sous main, elle alimente un vaste fichier des Algériens de Paris, en essayant de déterminer l'état des rivalités entre le FLN et le MNA. Au tournant des années 50, la figure menaçante du « manifestant violent » s'est substituée à celle du « clochard indésirable», le noyautage étant pour le préfet Baylot jusqu'à présent peu étudié - l'auteur évoque un « petit McCarthy à la française » (p. 265) - la meilleure des méthodes pour lutter contre deux fléaux : le virus du bolchevisme syndical de ses troupes, mais surtout la nécessité de criminaliser la lutte contre des nationalistes algériens lue comme totalement noyautée par le PCF. Les soutiens activés de la presse non communiste à la cause de la P.P.1, la manipulation des statistiques avec effet de dramatiser la « délinquance nord-africaine » pour obtenir l'adhésion d'associations d'habitants, ne suffirent cependant pas à susciter la totale adhésion des troupes aux combats des différents préfets de police.
De 1958 à 1962, les dispositifs « d'élimination des indésirables » préexistants s'intensifient et se radicalisent. Barrages routiers et couvre feux se répandent certes, mais la montée du thème des transferts « aux douars d'origine » reste d'une exécution pratique bien moins intensive que la rhétorique officielle le voudrait. En revanche, de nombreux camps de regroupement ou d'internement voient le jour en métropole, parmi lesquels quatre célèbres camps d'assignation à résidence surveillée (CARS) où va atterrir un stock de pas moins de 6000 personnes à certains moments, à partir de centres de triages provisoires en plein cœur de Paris. Les usages de la violence changent de degré, au fur et à mesure de l'implication des policiers dans la lutte armée entre MNA messaliste (qui ne s'en prend pas à la police) et militants du FLN qui n'y répugnent pas à partir de 1958. Ce « contexte de guerre » sur le sol parisien produit un indéniable effet de militarisation de l'appareil, les préfets étant à l'époque des adeptes indiscutables des techniques de l'action psychologique apprises au cours de leur carrière antérieure dans l'administration des colonies (le Protectorat marocain, notamment). Les agents de première ligne n'ayant pas été, quant à eux, socialisés à pareil contexte colonial, la nécessité de transférer à Paris des méthodes ayant fait leurs preuves ne va pas vraiment de soi, et les résultats escomptés sont décevants. Voilà ce qui explique la résurrection de « brigades nord africaines » disparues à la Libération. D'une part, est créée une Section d'Aide Technique aux FMA, une unité militaire à la P.P. qui élabora un immense fichier sur leurs orientations politiques (96000 dossiers de confidences contre le FLN). De l'autre, est mobilisée une force de police auxiliaire (FPA) de supplétifs harkis farouchement opposés au FLN, force directement rattachée au Service de Coordination des Affaires algériennes du cabinet du Préfet de police et n'ayant de comptes à rendre à personne d'autre qu'à lui.
À leur sujet, E. Blanchard scrute avec une grande prudence la propension de ce service à pratiquer la torture. À partir des archives consultées, évidemment peu loquaces à ce sujet, il montre qu'elle a bien existé, en s'appuyant sur des exemples précis sans vraiment pouvoir les quantifier (p. 326). Pour lui, la torture fut un fait également indiscutable dans la police et la gendarmerie française de l'époque. Mais sans jamais vouloir en minimiser l'étendue par rapport à ce qu'elle fut en Algérie (les techniques d'interrogatoire à l'électricité lors de gardes à vue furent bel et bien des exploits de la DST et du FPA au commissariat des Grandes Carrières dans le 18e arrondissement, par exemple), il préfère en replacer l'enjeu dans le contexte et le continuum des brutalités policières routinières de l'époque. Il relativise en somme la question à Paris qui fit à juste titre couler tant d'encre à Alger. Il nous rappelle surtout que les techniques d'élimination physique, excusées par les juges au nom d'une légitime défense bien comprise en réponse aux meurtres par armes à feu dont les gardiens de la paix furent souvent des victimes (15 morts et 160 blessés à la P.P. enregistrés à la fin de l'été 1961), furent une modalité d'action bien plus fréquente et expéditive.
Le massacre colonial perpétré le 17 octobre 1961 à Paris ne fut donc qu'une intensification de degré dans la guerre antisubversive menée par le préfet Papon. Le seul parallélisme pertinent que l'auteur s'autorise à établir réside dans un schéma antérieur, la répression des émeutes marocaines de décembre 1952 à Casablanca, dans un contexte analogue de rétablissement de l'ordre colonial. La tragédie parisienne pour laquelle Maurice Papon fut durablement encensé politiquement se referma sur une plaie sanglante pour ne plus jamais se rouvrir, d'autant qu'elle précipita les accords d'Evian qui mirent un terme à la guerre d'Algérie.
La singularité de la configuration historique où a pris place cet événement magistralement documenté par Emmanuel Blanchard ne nous permet donc pas de dire si un épisode de ce genre pourrait se reproduire aujourd'hui, en tant que dérapage politique contrôlé. En revanche, son travail nous enseigne quelque chose de bien plus intéressant : s'il existe des régularités détectables dans les apprentissages et recyclages des techniques de maintien de l'ordre politique et social au sein de l'institution policière, les configurations historiques dans lesquelles ils s'exercent n'autorisent en rien à la suspecter d'être toujours un acteur partisan dans le soutien d'un régime politique en place parmi l'ensemble de ses fonctionnaires. Des « escadrons de la mort » peuvent toujours poindre le nez et se voir instrumentalisés à des fins privatisées dans des configurations historiques pouvant s'y prêter, il ne nous semble cependant pas qu'elles soient la vérité intrinsèque d'un État de droit doté de l'armature d'un État fort, serait-il particulièrement autoritaire. Quoiqu'il en soit, la leçon d'E. Blanchard est lumineuse : si l'histoire ne repasse pas les plats, l'institution policière les repasse bel et bien, mais c'est l'analyse fouillée de la configuration historique qui seule permet de décider de la manière dont elle est amenée à déraper.
Lien : https://paris.demosphere.net/rv/19727
Source : message reçu des organisateurs le 3 janvier 17h
Conférence débat
La police parisienne & les algeriens (1944-1962)
Avec :
Emmanuel Blanchard, Maître de conférences au département de science politique de l'Université de Versailles-Saint-Quentin.
Entrée libre
Contact :
M'hamed KAKI 06-29-87-21-21
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www.lesoranges.com
Source : http://www.lesoranges.com/
Source : http://www.telephonearabe.net/mainout/debat_d...